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Malgré une prise de contact quelque peu brutale, les Arméniens ne s’étaient pas montrés rancuniers et avaient accueilli les Égyptiens avec hospitalité. Homme simple et chaleureux, Radhamante nourrissait une grande curiosité envers le peuple des Deux-Terres et une grande admiration pour son souverain. Bien que son royaume fût situé au bout du monde, il n’ignorait pas qu’un architecte de grande renommée construisait actuellement un monument fabuleux, décrit avec enthousiasme par les rares navigateurs en provenance de Kemit. Le soir même, il organisa un grand banquet en l’honneur de ses invités. La conversation porta sur l’Horus, sur Imhotep, que le minos considérait comme un dieu vivant, et sur ses extraordinaires réalisations.
— Est-il vrai que la cité sacrée comporte un édifice qui, bien qu’il ne soit pas encore achevé, dépasse déjà les cent coudées ? Est-il vrai qu’il resplendit au soleil comme un joyau tant sa surface est blanche ?
Seschi confirma, expliquant avec un luxe de détails les travaux de son grand-père. De même, il parla de ses talents de médecin, d’ingénieur, d’astronome. La Cour d’Arméni, composée surtout de riches bergers chefs de tribus et d’artisans aisés, buvait les paroles du jeune homme. Aria, qui n’avait pas oublié son étreinte brutale, mais virile, le dévorait des yeux. Seschi possédait un don inné de conteur, et émaillait ses récits d’anecdotes pleines d’humour. Il remporta un franc succès en mimant les angoisses du pauvre Akhet-Aâ lorsqu’il approvisionnait les ouvriers du chantier, les chamailleries des maîtres d’œuvre, et les savoureuses tromperies des épouses des grands propriétaires. Son regard pétillant de malice embrasa les pensées de la jeune fille.
De son côté, Seschi avait remarqué le manège d’Aria, qui s’était arrangée pour demeurer tout près de lui, et l’admiration qu’il lisait dans ses yeux lui donnait encore plus d’esprit. Cependant, une angoisse sournoise le taraudait, qui l’empêchait de s’intéresser de plus près au ravissant minois de la demoiselle. Il ne restait qu’une dizaine de jours avant la fête de Minos, le dieu taureau, dont le nom avait été repris par les rois de l’île Blanche. Lorsqu’il pensait à Khirâ, il éprouvait envers elle un mélange d’inquiétude et de colère. Il la tenait pour responsable de cette expédition, qui avait déjà coûté la vie à plusieurs personnes. Si elle n’avait pas décidé, sur un de ces coups de tête dont elle avait le secret, d’entraîner le prince chypriote dans cette aventure insensée, rien ne serait arrivé. Lui-même avait failli perdre son navire au cœur du cyclone. Mais il ne pouvait que lui pardonner, car elle était sa sœur. Peu lui importait qu’ils n’eussent aucun sang commun. Il redoutait le pire pour elle. Peut-être serait-elle seulement réduite en esclavage, mais, compte tenu de son caractère frondeur, il y avait fort à parier qu’elle ferait partie des prisonniers sacrifiés au monstre. Or, il ne lui restait que quelques jours pour faire fabriquer des filets résistants, et capturer un taureau que personne, jamais, n’avait réussi à dompter jusqu’à présent. Il faudrait ensuite l’entraver, et le convoyer jusqu’à Kytonia. Et même s’il parvenait à accomplir cet exploit, il n’était pas sûr que l’offrande amènerait le roi Galyel à libérer sa prisonnière. Aussi remâchait-il une sombre colère contre Khirâ, se promettant de lui flanquer, s’il parvenait à la sauver, une correction qui lui ôterait l’envie de recommencer.
Peu à peu cependant, il se laissa prendre au charme de ses hôtes. Les Arméniens aimaient la musique et la poésie, et, même si leurs instruments se limitaient à des tambourins et à des flûtes rudimentaires, leurs poèmes et leurs chants étaient beaux.
Dès le lendemain, Neserkhet, Jokahn, Tayna et les autres passagers de l’Esprit de Ptah s’installèrent à Arméni, où le minos leur avait réservé une demeure simple, mais confortable. Seul Hobakha et une vingtaine de guerriers restèrent à bord du navire, abrité dans le port Rethy. Les marins se mirent aussitôt à l’œuvre, secondés par les femmes chypriotes, que dirigeait la petite Leeva. En raison de son caractère volontaire, elle était devenue officieusement le porte-parole des survivants chypriotes. Les guerriers la respectaient et l’estimaient. Ils ne faisaient jamais rien sans lui en parler d’abord, et s’adressaient à elle lorsqu’ils avaient quelque chose à demander à Seschi. Jokahn, qui aurait détesté jouer un rôle de chef pour lequel il ne ressentait aucun penchant, avait accepté ce curieux commandement avec soulagement.
Seschi trompa son ennui en déambulant dans les rues d’Arméni en compagnie d’Aria, qui ne le quittait plus d’une semelle. Elle s’était offerte à lui servir de guide, ce qu’il avait accepté avec plaisir. Neserkhet fit grise mine lorsqu’elle constata le manège de la Crétoise.
Suivi de sa petite cour, le jeune homme découvrit ainsi les différents quartiers de la cité, où étaient installés plusieurs corps de métiers. Les Arméniens possédaient une maîtrise parfaite de l’art de la poterie. Les jarres, vases et autres plats de terre cuite et de faïence témoignaient d’une grande sensibilité artistique. La gaieté et la spontanéité des habitants transparaissaient au travers des motifs colorés dont ils se plaisaient à agrémenter leurs productions. Leur rusticité n’était qu’apparente. Ils fabriquaient, à partir de plantes, de boues et d’insectes, diverses substances colorées. On retrouvait sur les lianes des vases et amphores les mêmes décorations polychromes que sur les murs blancs des demeures : oiseaux ou mammifères stylisés, dauphins, plantes fleuries, personnages revêtus d’habits chatoyants, représentant des artisans, des paysans, des poètes ou des musiciens.
Il se dégageait de ces poteries un amour immodéré de la vie et de la beauté. Seschi revint sur sa première impression : même si l’architecture des demeures n’atteignait pas la finesse des maisons de Mennof-Rê, elle reflétait une grande richesse, qui ne demandait qu’à s’exprimer. Une impression nouvelle l’imprégnait un peu plus chaque jour : il aimait ce peuple doux et pacifique, dont il sentait qu’il était promis à un grand avenir. L’enthousiasme et la joie de vivre qu’il ressentait chez ses hôtes confirmait cette sensation. La présence constante de la beauté fraîche d’Aria n’était sans doute pas étrangère à cet état d’esprit. Seschi ne s’était pas senti aussi bien depuis son départ de Mennof-Rê. Il ne faisait plus aucun doute à présent qu’il allait capturer le taureau blanc et délivrer Khirâ.
Il remarqua également que les joailliers utilisaient l’argent en abondance. Intrigué, il se renseigna auprès d’un artisan. Celui-ci lui apprit que les marins en rapportaient régulièrement des îles du nord. Intéressé, Seschi se fit expliquer l’emplacement de ces îles. L’information serait sans doute utile à exploiter dès son retour en Égypte, où l’on avait peine à s’approvisionner en métal hedj.
Tout comme les Égyptiens, les Arméniens se liaient facilement avec les étrangers qui leur rendaient visite. En raison de leur nombre, et de la protection naturelle que leur offrait leur situation insulaire, ils n’avaient guère à redouter d’invasion. Il eût fallu une armée importante pour les inquiéter. La douceur de leur climat et la richesse de leur territoire en avaient fait des gens d’humeur joyeuse, qui aimaient la vie et en jouissaient de belle manière. Comme dans le Double-Royaume, tout était prétexte à des festivités.
Seule Tayna demeurait en retrait. Seschi avait constaté qu’elle n’était guère aimée par les siens, qui ne lui avaient pas pardonné de les avoir abandonnés à Per Bastet. Elle se consolait en aguichant les guerriers égyptiens qu’elle invitait l’un après l’autre à partager sa couche. À la vérité, Seschi ne savait que penser de cette fille dont l’attitude variait d’un jour à l’autre. Par moments, elle pouvait se révéler charmante et gaie, à d’autres, elle s’enfermait dans un mutisme maussade et répondait à peine lorsqu’on lui adressait la parole.
— Cette Tayna est la fille d’un noble d’Ugarit, expliqua Jokahn à Seschi. Depuis son plus jeune âge, elle a été habituée à être obéie et adulée. Lorsque nous nous sommes réfugiés dans cette cité, après avoir été chassés par l’infâme Khoudir, mon maître s’est lié d’amitié avec son père. Ce dernier a accueilli mes jeunes princes avec générosité, et les a aidés à réaliser quelques fructueuses opérations commerciales. Je n’aimais pas ce personnage, très imbu de lui-même, mais Tash’Kor passait beaucoup de temps dans son palais, à cause de Tayna. Elle a tout fait pour attirer son attention, et elle est parvenue à ses fins, à tel point qu’il l’a emmenée avec lui à Mennof-Rê. Peut-être pensait-elle qu’il allait l’épouser. Aussi, elle a mal supporté de voir ta sœur accaparer l’esprit de mon maître. Malgré la haine qu’il déclarait éprouver envers elle, Tayna avait compris avant lui qu’il était profondément amoureux de Khirâ. Elle n’a pas prévenu l’Horus pour la sauver, mais bien pour se venger.
— Tu ne l’aimes pas…
— Elle n’a que mépris pour les gens du peuple. Comme beaucoup de nobles, elle oublie un peu vite qu’elle doit son rang et son confort à leur travail. Un seigneur doit guider les siens et les protéger contre leurs ennemis. Tayna se moque de cela. Pour moi, elle n’est qu’un parasite.
Le sentiment d’amitié entre Seschi et Jokahn se renforçait chaque jour. Seschi estimait la sagesse du vieil homme, qui lui rappelait celle de son grand-père. De grandes conversations les rapprochaient souvent. Jokahn était ravi de se trouver à Arméni. Il supportait mal les mouvements incessants du navire et préférait sentir la terre ferme sous ses pieds. Curieux de tout ce qu’il découvrait, il s’était attaché les services de Thefris l’interprète. Malgré son grand âge, il se passionnait pour tout ce qu’il ne connaissait pas, et passait de longues heures à bavarder avec les ouvriers, épuisant ainsi le pauvre marin dont le langage simple butait souvent sur les termes techniques.
Les filets furent fabriqués en deux jours à peine. Le lendemain, Seschi, suivi par une douzaine de guerriers sélectionnés pour leur courage et leur adresse, quitta Arméni pour la vallée méridionale où vivait le taureau blanc. Curieux de voir comment le jeune homme s’y prendrait, Radhamante avait tenu à l’accompagner. Une bonne partie de la ville se transporta sur les lieux comme à une fête imprévue.
La carrure exceptionnelle de Seschi impressionnait la foule. Près de lui marchait un géant presque aussi grand que lui, Hourakthi, qui aurait pu être son père, mais dont on savait qu’il était son garde du corps. Entre les deux colosses, Aria, d’une taille déjà inférieure à la moyenne, faisait figure de poupée. La jeune fille n’avait pas été longue à repérer les regards amoureux de Neserkhet, mais elle avait remarqué que le jeune prince n’y accordait aucune importance. Elle n’avait donc pas de rivale en titre. Elle avait totalement pardonné à Seschi de l’avoir si peu ménagée lors de leur première rencontre. Elle n’oubliait pas non plus qu’il l’avait vue nue, au sortir du bain, et cette pensée lui faisait couler des envies brûlantes le long des reins. Son père avait noté son attitude, et s’en réjouissait. Une alliance entre Arméni et Kemit ne pouvait qu’être bénéfique et lui apporter un soutien de poids dans la lutte larvée qui existait toujours entre Kytonia et sa cité. Même si l’on traversait actuellement une période de calme, un sursaut vindicatif des Kytoniens restait toujours à craindre. Le roi Galyel n’était pas réputé pour son amour de la paix, et seule la puissance d’Arméni la protégeait contre une attaque de sa rivale.
La matinée était déjà bien avancée lorsque la foule compacte parvint à la limite de la vallée haute où vivait le troupeau. Seschi repéra rapidement le taureau blanc, agacé par l’arrivée de cette marée humaine, trop bruyante et agitée à son goût. Il poussa un long meuglement qui eut pour effet de rassembler ses femelles à l’abri d’un bosquet de chênes. Lui-même se posta devant le bois, grognant et soufflant, sans toutefois se décider à attaquer. Il gratta plusieurs fois le sol pour dissuader un éventuel agresseur d’approcher, puis se contenta de surveiller les intrus d’un œil méfiant. Seschi envoya ses rabatteurs en tenaille afin de repousser le troupeau et isoler le mâle. Ces hommes connaissaient leur travail pour avoir participé à la capture du taureau Apis. Bientôt, l’animal fut séparé des vaches. Il entra alors dans une colère noire qui impressionna la foule restée prudemment en arrière. Seschi, secondé par Hourakthi, s’avança vers lui, armé d’un lasso et d’une lance solide destinée à tenir la bête en respect. Soudain la fureur du taureau explosa, et il fonça sur le jeune homme. Celui-ci dut faire un violent effort pour repousser l’onde de peur qui l’envahit lorsqu’il vit la masse monstrueuse se ruer dans sa direction en soufflant bruyamment. Car le taureau avait parfaitement compris qui était l’ennemi. Seschi se contraignit à rester sur place, faisant signe à Hourakthi, qui portait les filets, de rester en arrière. Arrivé presque sur lui, l’animal baissa la tête et voulut frapper. Mais le jeune homme bondit sur le côté, et riposta en lançant sa corde. Il avait toujours été particulièrement adroit à cette discipline. Mais il se surprit lui-même en capturant l’animal du premier coup. Le taureau, emporté par sa propre masse, resserra lui-même le piège autour de son cou. Avant même que Seschi lui en donnât l’ordre, Hourakthi, avec une coordination remarquable, avait lancé son filet, qui emprisonna la tête de la bête. Seschi bondit et empoigna ses cornes. Pesant de tout son poids, il bascula le taureau sur le sol. De loin, la foule frémissait devant le combat titanesque opposant l’homme et l’animal. Un frisson de ferveur parcourut les Arméniens. De tout temps, le taureau avait été considéré comme le symbole vivant du dieu Minos. Et voilà qu’un étranger à la force surnaturelle l’affrontait. Plusieurs fois, le taureau souleva le jeune homme de terre. Mais celui-ci possédait une résistance phénoménale et une souplesse qui lui conféraient un avantage certain. Bientôt, la bête donna des signes de fatigue. Les rabatteurs s’étaient approchés, prêts à intervenir. Le taureau finit par s’essouffler, et sa masse puissante roula sur le sol. Une formidable ovation jaillit de toutes les poitrines. Seschi venait de conquérir le cœur des Arméniens – et surtout celui de la petite Aria. Entravé, l’animal fut ramené jusqu’à la cité dans une ambiance de liesse. Le soir même, après qu’il eut été enfermé dans un enclos, Radhamante, décidément satisfait de la présence de ce jeune homme aux multiples qualités, fit abattre quelques chèvres et mouflons et offrit une nouvelle fête.
La nuit venue, Seschi s’écroula comme une masse sur le lit grossier, fait d’un amoncellement odorant de peaux de bête, posées sur de la laine et de la paille. Les côtes pas mal endolories, il avait à peine sombré dans le sommeil qu’il décela un glissement furtif près de lui. La vie sur l’île Blanche lui ayant appris la méfiance, il fut instantanément réveillé. Une silhouette frêle rampait dans sa direction, dans laquelle il reconnut aussitôt Aria. Amusé et ravi, il feignit de dormir et la laissa s’insinuer près de lui, se faufiler dans ses bras. Puis, au moment où elle s’y attendait le moins, il la saisit brusquement et la plaqua sur le lit. Surprise, elle laissa échapper un cri, puis se mordit les lèvres. Son cri pouvait avoir attiré l’attention. Le cœur battant, elle chuchota :
— Est-ce ainsi que les Égyptiens traitent leurs épouses, Seigneur ?
— Mais tu n’es pas mon épouse, rétorqua-t-il sur le même ton. Que fais-tu dans mon lit alors que je n’aspire qu’au sommeil ?
Le sourire qu’elle lui adressa en réponse acheva de le désarmer. La petite rusée ne portait sur elle qu’une très légère chemise de lin, qu’elle fit glisser sous le prétexte de lui montrer la finesse de la trame.
— C’est moi qui l’ai tissée, Seigneur. As-tu jamais touché tissu plus doux ?
Doté d’un tempérament déjà trop prompt à s’enflammer, Seschi rejeta la chemise au loin.
— Il en existe un, murmura-t-il.
— Lequel, Seigneur ?
— Le grain de ta peau !
Le lendemain, Aria exigea de son père d’accompagner Seschi jusqu’à Kytonia.
— Il ne connaît pas les mœurs de ces sauvages ! déclara-t-elle avec conviction. Ma présence confirmera que tu soutiens le prince dans sa demande, père. Te sachant derrière lui, ils n’oseront pas lui faire de mal.
Radhamante, qui avait parfaitement deviné l’endroit où sa fille avait passé la nuit, approuva cette décision.
Quelques heures plus tard, les Égyptiens quittaient Arméni. Le fier taureau blanc suivait la troupe, fermement tenu par les guerriers. Autant pour éviter ses reproches muets que pour la protéger dans l’épreuve de force qui allait s’engager, Seschi avait exigé que Neserkhet restât à bord du bateau.
La route menant à Kytonia suivait la côte. Ce n’était en réalité qu’une sente tracée depuis des millénaires par les animaux, que les hommes avaient reprise pour leur usage, et aménagée par endroits. Une trentaine de guerriers, parmi les plus aguerris, escortaient Seschi. Khersethi avait insisté pour faire partie de l’expédition. Le reste du détachement, sous les ordres de Hobakha, devait se rendre par mer à proximité de Kytonia, afin de pouvoir intervenir au cas où le roi Galyel se montrerait peu conciliant.
Le paysage était d’une beauté à couper le souffle. Il faisait une chaleur agréable, mais la marche se révéla très vite fatigante, en raison des accidents du terrain. La route épousait tous les caprices du relief, suivant des crêtes vertigineuses qui plongeaient à pic dans les eaux profondes de la Grande Verte, longeant des grèves interminables, royaumes des pétrels, des cormorans et des goélands. Parfois, elle s’insinuait au creux d’une vallée encaissée qui s’enfonçait entre les parois menaçantes de deux hautes falaises. Les voyageurs isolés n’osaient s’y aventurer, et attendaient souvent le passage d’une petite caravane pour franchir ces passes inquiétantes. Ailleurs, les gueules ténébreuses de cavernes marines s’ouvraient dans le flanc des murailles rocheuses. Aria commentait chaque lieu pour Seschi. Il était dangereux de s’approcher trop près de ces lieux maudits, disait-elle, car ils abritaient des monstres effrayants qui ne sortaient que la nuit, et entraînaient les marins ou les passants dans les profondeurs de gouffres insondables. On ne comptait plus le nombre de personnes ayant disparu de cette manière. La conviction qu’elle mettait à raconter ses histoires était telle qu’elle en éprouvait elle-même de la frayeur. Seschi avait envie de se moquer d’elle, mais les lieux dégageait une atmosphère inquiétante qui le dissuada de le faire. Il se demanda d’où venait cette sensation étrange. Lui-même n’avait jamais redouté les affrits qui terrorisaient les habitants de Kemit bien que personne n’en eût jamais vus. Mais il ne pouvait se défaire d’un curieux sentiment de nervosité. Était-ce dû au vacarme sans cesse recommencé des explosions des lames sur les rochers acérés qui gardaient l’entrée de ces antres lugubres ? Ou bien aux sifflements d’un vent tiède et irritant qui les harcelait depuis le départ.
— Ce vent ne s’arrête donc jamais de souffler ? se plaignit-il à sa compagne.
— C’est l’aïtoumi, expliqua-t-elle, le vent des îles. Certains prétendent qu’il rend fou.
— Je veux bien le croire.
— À l’époque de la fête de la fertilité, il forcit toujours. Quelquefois, il déclenche un véritable ouragan.
Par moments, les rafales étaient tellement puissantes qu’elles déséquilibraient les voyageurs. Mais le plus souvent, l’aïtoumi se contentait de jouer dans les branches des arbres, de coiffer et décoiffer inlassablement les étendues mauves des bruyères qui couvraient les falaises. Il s’engouffrait dans les massifs d’épineux, se chargeait d’odeur de résine en traversant les bois de pins parasols, se colorait d’une infinité de fragrances qui composaient une symphonie étourdissante de parfums différents : senteurs de thym, de romarin, effluves puissants d’iode et d’algues apportés de la mer, remugles de vase lorsque la troupe contournait un marécage. Parfois, il plongeait au creux d’une dépression rocheuse et laissait entendre un mugissement inquiétant. Les autochtones supposaient qu’il s’agissait là des grondements de créatures effrayantes qui attendaient le voyageur imprudent, tapies au fond d’un gouffre.
Chemin faisant, Seschi ne cessait de se répéter qu’il jouait là un gigantesque coup d’audace. Les forces dont il disposait ne pouvaient en aucune manière impressionner le roi de Kytonia. Il pouvait tout aussi bien s’emparer du taureau blanc et faire massacrer sa petite troupe. Ils n’auraient alors d’autre solution que de vendre chèrement leur vie. Pourtant cette éventualité n’avait pas l’air d’inquiéter ses hommes outre mesure. Dans leur esprit, il ne faisait pas de doute que leur prince parviendrait à ses fins. Il les avait déjà tirés de situations plus dangereuses. Tous lui vouaient une admiration sans bornes, et aucun n’aurait souhaité se trouver ailleurs. Il se préparait à Kytonia un nouvel exploit, et ils n’auraient manqué cela pour rien au monde. L’humeur joyeuse et assurée de ses soldats redonna quelque confiance au jeune homme.
En fait, il refusait de penser à un échec possible. Il sentait vibrer au fond de lui une énergie indomptable, une force exceptionnelle qui transparaissait dans sa façon de parler, son attitude, et il ne serait venu à l’idée de quiconque de se placer en travers de son chemin, Dans l’esprit des soldats, le roi Galyel serait contraint de céder devant la détermination de leur jeune seigneur. Il suffirait qu’il apparaisse à Kytonia pour que la princesse Khirâ soit libérée. Aria, ambassadrice officielle d’Arméni, partageait cette conviction. Galyel était un tyran, mais il n’oserait pas s’opposer à un homme soutenu par les dieux. Or, il ne faisait pas de doute, à voir le magnifique taureau blanc, que le prince Seschi était protégé par les divinités. Mieux : il savait les dominer. Et, sur l’île Blanche, on admirait les héros capables de faire reculer les dieux eux-mêmes.
À mi-chemin, alors qu’ils traversaient une suite de collines forestières, Aria dit à Seschi qu’elle désirait lui montrer quelque chose, mais qu’ils devaient y aller seuls tous les deux. Se doutant des intentions coquines de la demoiselle, il répondit qu’ils ne devaient pas perdre de temps. Devant son insistance, il céda, emportant tout de même sa massue par précaution. Elle haussa les épaules avec amusement.
— Là où nous allons, tu n’en auras pas besoin.
Abandonnant leurs compagnons, ils pénétrèrent bientôt dans une vallée de faibles dimensions, sertie dans un écrin de collines revêtues de bruyère. Comme par enchantement, les mugissements sourds et irritants de l’aïtoumi disparurent. Un calme un peu surnaturel régnait sur les lieux. On n’entendait plus que les trilles joyeux des oiseaux, le murmure léger d’une source, le bruissement feutré des feuilles de chêne. Des parfums nouveaux pénétrèrent les poumons de Seschi, odeurs de bois et de terre tiède. De part et d’autre du ruisseau se dressaient des chênes kermès, des pins, des arbustes couverts à profusion de fleurs aux coloris somptueux. Seschi s’avança avec circonspection sous les arbres. Soudain, il ne put retenir un cri de surprise lorsque les fleurs s’envolèrent dans un froissement d’ailes de soie. Aria éclata de rire. Seschi resta un moment interdit avant de comprendre qu’il s’agissait de myriades de papillons que leur intrusion avait dérangés. En quelques instants, ils furent environnés de nuées colorées et mouvantes.
— On appelle cet endroit la Vallée des papillons ! confirma Aria, satisfaite de son effet.
Évidemment, on n’allait pas l’appeler la Vallée des pécaris ! Mais la beauté du spectacle lui coupa l’envie de se moquer d’elle. Le soleil faisait jouer sur les insectes magnifiques des symphonies de lumière irisée.
— Mon pays n’est-il pas le plus beau du monde ? demanda la jeune fille en nouant ses bras autour de son cou.
Elle était obligée pour cela de se hisser sur la pointe des pieds. Sa bouche humide et ses yeux fiévreux trahissaient l’envie qui lui tenaillait le corps. Seschi soupira. Rarement il avait rencontré une fille aussi insatiable. Lui qui bénéficiait d’une résistance redoutable et qui avait l’habitude d’épuiser ses maîtresses, avait dû déclarer forfait la nuit précédente. Il grommela pour la forme. Il leur restait encore quatre jours ; c’était plus qu’il n’en fallait pour arriver à Kytonia à temps. Et puis la peau d’Aria était douce, son corps souple, ses seins ronds et chauds, ses cuisses fermes. Il la souleva de terre et l’allongea sur l’herbe tendre.
Ils reprenaient à peine leurs esprits lorsque Seschi devina une présence. Instantanément, il fut sur pieds et saisit sa massue. À quelques pas se tenait une vieille femme, assise sous un chêne. Il crut être l’objet d’une hallucination. Les papillons venaient se poser sur ses doigts sans aucune crainte, puis repartaient de leur vol à la fois gracieux et maladroit. Tournant les yeux vers le couple, elle eut un sourire triste. Ses yeux verts brillaient d’une lueur étrange. Mais peut-être n’était-ce qu’un effet de la lumière si particulière à ce lieu. Elle prononça quelques paroles dans une langue incompréhensible, qu’Aria s’empressa de traduire pour Seschi.
— Elle dit que… nous avons raison de nous aimer pendant que nous sommes jeunes. Car le temps nous est compté.
Inquiet, Seschi demanda :
— Qui est cette femme ?
— Je la connais. C’est une prophétesse. Elle vit seule dans cette vallée, mais il est rare de la voir. Souvent, elle reste cachée. Les gens viennent la consulter, mais il leur faut déposer des offrandes en espérant qu’elle daignera se montrer. Parfois, elle n’apparaît même pas.
— On dirait qu’elle ne nous voit pas, remarqua Seschi.
— La légende prétend qu’elle est aveugle, mais qu’elle voit pourtant beaucoup mieux que nous. Elle n’a besoin d’aucune canne pour se déplacer. Elle connaît cette vallée parce qu’elle y a toujours vécu. Certains la pensent immortelle.
La vieille femme tourna le visage dans leur direction. Seschi nota alors que ses yeux verts présentaient un aspect trouble. Son visage parcheminé, raviné par les ans, impressionna le jeune homme. Angoissée, Aria se réfugia derrière lui, tout en continuant à traduire les paroles étranges.
— Approchez ! grogna l’ancêtre.
Ils s’exécutèrent, pas vraiment rassurés.
— Je vous vois ! Vous êtes si fiers, si sûrs de vous, persuadés que rien ne pourra jamais vous arriver. Et pourtant, la menace de la fureur des dieux pèse sur votre monde.
Seschi se demanda de quoi elle voulait parler. Elle poursuivit.
— Les dieux m’ont dévoilé l’avenir. Un avenir à la fois magnifique et tragique. Cette île est appelée à un futur merveilleux. Une civilisation grandiose naîtra de ces petites cités. Elles rayonneront sur le monde, et l’on connaîtra ici une douceur de vivre incomparable, qui rendra jaloux les dieux eux-mêmes. Cette jalousie sera la cause de la perte de cette civilisation. Un jour, une vague monstrueuse jaillira des entrailles de la terre, et submergera ce monde si beau, détruira les palais, engloutira les ports, anéantira des cités entières. Ce pays deviendra alors une légende dont la mémoire traversera les siècles et se répandra au-delà même de ce que votre imagination peut concevoir.
Elle frissonna comme si l’air était soudain devenu très froid. Seschi crut entendre de nouveau mugir l’aïtoumi. Il resta un instant silencieux, puis demanda :
— Pourquoi nous avoir raconté tout cela ?
La vieille femme le fixa dans les yeux et déclara :
— Ton destin est lié à l’île Blanche. Je sais que tu te rends à Kytonia. Pourtant, un grand danger te menace là-bas. Le minos… n’est pas un homme. C’est un démon effrayant qui en a l’apparence. Et le monstre terrifiant qui hante la vallée interdite n’est que le reflet de son âme. Il prétend que c’est le dieu du ciel lui-même, Ouranos, qui l’a engendré. Mais il ment : cette bête est née de sa chair, par une nuit abominable. Une prophétie assure qu’un homme viendra, qui se rendra dans le Labyrinthe, et tuera la Bête. Alors, le minos périra lui aussi par la fureur des dieux. J’ai interrogé le vent qui murmure dans les chênes, et le vol des papillons sacrés. Il semble que ce jour soit proche. Car tu es celui qui sera cause de la mort de Galyel le maudit, précisa la sorcière en pointant un doigt décharné sur Seschi.
— Moi ? Mais je ne désire pas la mort de ce roi. Je ne veux que lui racheter la liberté de ma sœur.
— Le Destin se moque bien des intentions des mortels, jeune homme. Les signes désignent un homme grand et fort, le fils d’un roi très puissant. Mais prends garde ! Si tu laisses le doute s’emparer de ton esprit, tu seras anéanti.
Sans attendre de réponse, la vieille femme disparut dans les profondeurs de la forêt de chênes. Un peu éberlués, les deux jeunes gens se rhabillèrent, puis se dirigèrent vers la sortie de la vallée. Tous deux éprouvaient l’impression étrange d’avoir rêvé.
Lorsqu’ils rejoignirent les autres, Khersethi commençait à s’inquiéter. Mais les Arméniens l’avaient rassuré à mots couverts. Ils connaissaient le tempérament volcanique de leur princesse.
Le lendemain, ils pénétrèrent dans le royaume de Kytonia. Même si le paysage resta aussi beau, le malaise éprouvé par Seschi depuis leur départ s’accentua. Ayant hérité de son père une sensibilité exceptionnelle, il percevait l’atmosphère qui se dégageait d’un lieu. Autant il s’était senti bien à Arméni, dont le roi, Radhamante, était un brave homme, autant ce pays provoquait chez lui une émotion désagréable. Peut-être était-ce dû aux sacrifices humains perpétrés par le peuple qui l’habitait. Mais il y avait autre chose. Un esprit mauvais soufflait sur ce royaume, qui avait perverti l’âme de ses habitants. Comme l’avait prévu Aria, l’aïtoumi ne faiblissait plus, soulevant parfois de véritables tornades qui obligeaient les voyageurs à retenir les animaux inquiets. Une étrange folie semblait s’être emparée du monde, sous la forme de ce hurlement incessant qui tournait la tête et coupait la respiration.
L’impression néfaste se confirma lorsqu’ils aperçurent quelques bergers qui s’enfuirent à leur approche, apparemment terrorisés.
— Ils sont stupides, s’étonna Aria. Ils devraient savoir que nous ne leur ferons aucun mal. Il n’y a pas eu de guerre depuis plus de vingt ans entre nos deux cités, et nous entretenons avec Kytonia des relations commerciales suivies.
— Parce que vos cités furent autrefois en lutte ?
— Il a toujours existé une rivalité entre Arméni et Kytonia, qui sont les deux plus puissantes villes de l’île Blanche. Les conflits étaient la plupart du temps provoqués par les minos de Kytonia. Notre royaume devait supporter leurs incursions. Ils enlevaient des jeunes pour leurs rites odieux. Ils ont toujours pratiqué le sacrifice humain. Aujourd’hui, nous sommes deux fois plus nombreux. Les Arméniens ne sont pas agressifs, mais ils ont appris à se défendre. Galyel se méfie de mon père. Il sait qu’à la moindre violation du traité de paix conclu il y a vingt ans, Arméni envahira le royaume de Kytonia et le détruira. C’est pourquoi ils sont obligés d’effectuer leurs pillages ailleurs.
— Parle-moi de ces rites.
— Autrefois, une jeune fille et un jeune homme étaient immolés au dieu Minos. On les égorgeait, puis on brûlait leurs corps afin que la fumée le nourrisse.
La barbarie de cette coutume stupéfia Seschi. Nemeter lui avait expliqué que de telles pratiques avaient eu cours jadis dans la Vallée sacrée. Mais depuis bien longtemps, on ne sacrifiait plus que les moutons et les taureaux. Puis il se souvint que les membres de la Secte du Serpent avaient tenté de renouer avec cette tradition ignoble quelques années auparavant. Lui-même avait failli en être victime, et n’avait dû la vie qu’au courage d’Inmakh, l’épouse de Semourê. Il eut une pensée émue pour elle. Aria poursuivit :
— Depuis la naissance du monstre, les sacrifices se sont développés. Les Kytoniens pensent qu’il est l’incarnation de Minos, et, tous les ans, ils enferment sept garçons et sept filles dans son antre. Jamais aucun d’eux n’est revenu.
— À quoi ressemble-t-il ?
— Nul ne le sait. D’après les guerriers qui gardent l’entrée de sa tanière, on ne le voit jamais. Il leur est arrivé d’apercevoir une silhouette errant, à la tombée de la nuit, entre les arbres. Elle paraissait avoir la taille de deux hommes. Malgré la hauteur et l’épaisseur de la muraille qui ferme l’entrée de cette vallée maudite, ils n’étaient pas rassurés.
Le lendemain, après une nuit de mauvais sommeil où l’aïtoumi n’avait cessé de souffler, la caravane parvenait en vue de Kytonia.